Published On: mer, Nov 11th, 2020

Les majorettes, une fête pour l’œil et l’ouïe

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              Nawras  Breija : Khalid EL KHODAR

1 – Les cygnes d’El Breija

Elles étaient belles et sveltes dans leur accoutrement en mini-jupes blanches et en  blousons rouges qui leur allaient à merveille avec les épaulettes luisantes et dorées, coiffées  de chapeaux hauts ornés au milieu d’un croissant, brandissant et tournoyant des bâtons rouges dans l’air. Vingt jeunes filles défilaient en ordre, en rangées harmonieuses, la démarche sûre, sur l’avenue de la ligue arabe (actuellement Mohammed 6) à El Jadida. Cela se passait lors des festivités de la fête de la jeunesse qui coïncidait avec le 9 juillet de chaque année durant le règne de feu SM Hassan II.

Elles défilaient au rythme d’une musique militaire sous la direction de madame Colette Puglisi plus connue sous le nom de Madame Robert du nom de feu son mari monsieur Robert taulier du bar qui portait son nom et qui est devenu café des négociants, boulevard Hansali au centre-ville.

Il s’agit de la troupe des majorettes qui avait brillé à El Jadida durant la période allant du milieu des années soixante jusqu’à la fin des années soixante-dix du siècle dernier. Un spectacle qui régalait l’œil et l’oreille que donnaient ces jeunes filles en fleur tels les cygnes de Tchaïkovski dans son ballet célèbre.

Le mot majorettes a fait son apparition au dix-septième siècle et désignait des femmes qui jouaient du tambourin tout en défilant d’un pas rythmé dans les cours des rois et des nobles. Après, ils se débarrassaient de leurs instruments et sortaient dans la rue lors des fêtes religieuses et sportives au rythme d’une musique généralement militaire.

Lors des fêtes de la jeunesse à El Jadida, un carrosse diffusant de la musique suivait la troupe des majorettes et des majors, ces jeunes gens qui seront  intégrés par la suite dans le défilé. C’est le peintre et sculpteur Larbi Lachhab qui les décorait de fleurs artificielles qu’il créait, découpait et collait dans son atelier se trouvant dans le port, avec l’aide de Ahmed Mimid, le directeur de la maison des jeunes Elbrija à cet époque-là. Ces carrosses fleuris menés par des cheveux à la tête ornée de roses et de papiers colorés, montées par des jeunes filles portant des paniers traditionnels de palmier nain  d’où elles puisaient des roses dont elles arrosaient le public amassé aux abords des avenues.

On ne voyait pas les amplificateurs de voix qui étaient couverts entièrement de fleurs. Deux sortes de musique accompagnaient le défilé des majorettes. Des morceaux enregistrés, sorte de marche militaire que madame Robert choisissait elle-même, et une partition jouée sur place par la troupe de la municipalité appelée des « cinquante-cinq » avec des tambours, des cors et des cymbales, dont les membres portaient des habits semblables à ceux des majorettes, blancs et rouges. C’est ce même habit que vont porter plus tard et jusqu’à aujourd’hui les troupes de musiciens populaires qui accompagnent les célébrations de mariage, de baptêmes et de circoncision des garçons.

La troupe des majorettes quittait le port pour faire sa sortie officielle dans la salle couverte omnisports « Najib Naami » jouxtant la plage, traversait l’avenue de la ligue arabe  et s’arrêtait à la place Mohammed V en face du théâtre municipal (théâtre Afifi) et de la poste où était installés les bancs, devant la scène officielle, réservés aux gens d’autorité, aux élus et aux notables de la ville. Le public lui, s’attroupait respectueusement le long de l’avenue, dans les balcons et aux terrasses des maisons.

On saluait des mains en brandissant des mouchoirs, on applaudissait, on poussait des youyous au passage des filles de la troupe qui offraient un beau spectacle où se mêle la musique à la grâce des mouvements de leurs corps harmonieux. Une beauté conjuguée à la musique qui marquait les esprits en retentissant longtemps dans les cœurs.

2 – Une Jdidienène pur jus

J’ai eu une rencontre avec Madame Colette qui avait présider au destin de cette troupe de majorettes. Et ce pour évoquer les temps du splendide spectacle donné par ces filles en plein centre d’El Jadida, et bien d’autres choses qui concernaient la ville. L’interview a duré presque deux heures, plus que le demi-heure convenue au début. Des brises nostalgiques nous avaient couvertes, surtout lorsqu’elle m’a permis de feuilleter son album photo personnel. Des photos en bon état pour la plupart, en blanc et noir et en couleur, vu la qualité du papier utilisé, et qui avaient, imprimé au dos, le cachet du plus célèbre photographe jdidi de cette belle époque. On y lisait écrit en arabe et en français : » Studio Echamaa- 48- Avenue Hassan II- El Jadida-Tel :…. ».

J’avais l’impression, sans nulle exagération, en discutant avec cette jeune fille de 77 ans seulement d’être transporté en ce temps où elle guidait ses belles majorettes. Tellement elle faisait montre d’une activité qu’on n’aurait pas soupçonnée à son âge. En plus elle avait une mémoire vive. J’avais devant moi une femme amoureuse d’El Jadida et de la vie. Cela revenait à sa pratique régulière  du sport du fait qu’elle était professeur d’éducation physique au lycée Abi Chouaaib Doukkali (lycée Lalla Meryem actuellement). Maintenant elle pratique la marche quotidiennement. Et aussi du fait qu’elle ne fume ni ne boit jamais. Malgré qu’elle gagne sa vie en tant que taulière du bar de son défunt mari. Elle m’a dit dans une langue marocaine :

-Je n’aime pas l’alcool, mais j’aime l’argent qu’il me rapporte.

Madame Colette a foulé la terre de Doukkala quand elle avait dix ans, en 1952, en compagnie de son père monsieur Raymond Moré et sa mère espagnole Nicole Sanchez. Elle et son frère sont nés à Ifrane. À ce propos, elle m’a dit : «  je suis venue à Mazagan en 1952, l’année de la destruction du casino qui était au bord de la plage. Ses pierres ont servi à construire la salle couverte omnisports qui porte le nom de l’ancien joueur du Difaa Hassani Jadidi (DHJ), feu Najib Naaimi.

La famille a élu domicile au début dans la quartier de Kelaa près de la nouvelle pharmacie de monsieur Magnétti. Son père dirigeait le centre de l’énergie électrique de la ville d’El Jadida. Depuis son enfance, elle a noué un lien indéfectible avec la ville jusqu’à ce jour. Elle ne l’a plus quittée et a pris ses dispositions pour y être enterrée, malgré que son mari est décédé à Paris le 31 janvier 1980, et malgré les supplications de ses enfants Éric et Nicole qui n’ont pas cessé de lui demander de les rejoindre à Nice où ils vivent.

  • – Sveltesse.. beauté et corpus sportif

J’ai posé plusieurs questions à madame Puglisi à propos des conditions de la création de la troupe des majorettes, du nombre de leurs membres, des accessoires utilisés, de leur performance.. voilà ce qu’elle m’a répondu :

C’est le pacha de l’époque, Mohammed Laalej, qui me l’a suggéré après en avoir vu de semblables dans certains films documentaires où des groupes de filles précédaient les défilés célébrant les fêtes nationales et les compétitions sportives sur les places publiques dans plusieurs pays occidentaux dont la France.

C’est ainsi que j’ai pris vingt filles dans le lycée où j’enseignais l’éducation physique que dirigeait la française Mlle Bourgnon que sera remplacée après par Mr Poli. C’est au sein de ce lycée que j’ai appris la langue arabe par les soins de Mr Henioui, un professeur d’arabe qui sera directeur de l’établissement par la suite.

Les critères de choix des filles reposaient sur la beauté du visage bien sûr, puis sur le fait qu’elles soient athlétiques et sveltes. Les entraînements se faisaient  au début sur  le stade du lycée Ibn Khaldoun, puis à la salle omnisports par la suite. Les majorettes défilaient au rythme d’une marche militaire que j’ai choisi moi-même pour la première fois le 9 juillet 1969 qui coïncidait avec la fête de la jeunesse. C’est le premier événement de ce genre non seulement à El Jadida, mais au Maroc tout entier. Les filles portaient un habit rouge et blanc. La troupe a eu un tel succès que le pacha a demandé qu’on augmente le nombre des membres ainsi qu’on améliore les conditions de leur entraînement. C’est ainsi que mon collègue Naïm qui était lui aussi professeur d’éducation physique au lycée Mhammed Rafaai a été invité à choisir vingt jeunes garçons de son lycée ainsi que du lycée Ibn Khaldoun pour former la troupe des Majors.

Or le nom de majorettes désignait autant les filles que les garçons. Ces jeunes gens avaient aussi un corps athlétique et étaient sveltes.

La troupe comptait alors 40 membres, vingt filles et vingt garçons. Ils portaient tous des habits spéciaux formés de pantalons et chapeaux blancs et de vestes rouges ornées d’épaulettes dorées. Seules les filles portaient à la main un bâton. Les garçons exécutaient des mouvements bien réglés et harmonieux en parfaite symbiose avec leurs collègues filles.

Moi et Mr Naïm on se réveillait à cinq heures du matin pour diriger les entraînements deux ou trois jours avant le commencement des festivités de fête de la jeunesse qui duraient presque une semaine. On s’entraînait sans musique ni rythme jusqu’à ce que la municipalité nous octroie une voiture de type R4 qui nous suivait le jour du spectacle portant les amplificateurs qui diffusaient de la musique. On ornait cette voiture avec des fleurs artificielles de différentes couleurs à l’instar des voitures et des calèches réservées pour cette fête.

On faisait tout cela bénévolement sans aucune contrepartie financière. Je me souviens qu’un jour la municipalité de Casablanca nous a demandé de donner un spectacle et on a fait le déplacement dans un bus mis à notre disposition par la municipalité sans aucune contrepartie hormis la restauration. Et c’était l’usine Sim qui nous façonnait les habits.

Après la mort de Mr Naaimi dans un terrible accident de voiture et que madame Puglisi eut décroché, ce fut feu Mr Tibari Belfquih qui a dirigé la troupe, remplacé après par la championne d’athlétisme jdidie, Chrifa Meskaoui. Or l’époque dorée de la troupe des majorettes fut celle où elle était dirigée par sa fondatrice Madame Colette Puglisi plus connue sous le nom de Madame Robert.

  • – Souvenirs et nostalgie

Or même si elle ne présidait plus aux commandes de la troupe depuis le milieu des années soixante-dix, elle a continué à  enseigner l’éducation physique à l’école Charcot. Mais la mort de son mari l’a contrainte à abandonner son travail pour se consacrer à la gestion de son bar assistée par Monsieur Moussa à qui elle devait beaucoup jusqu’à nos jours malgré qu’il ait pris sa retraite. Il l’aide aussi à faire le ménage et à faire des réparations chez elle à l’occasion. Elle loue ses qualités de chef spécialisé dans la cuisine marocaine qu’elle aime beaucoup, surtout le thé à la menthe. Ses enfants ne manquent jamais de ramener de la menthe lors de leur visite annuelle pour leur maman. Son fils Éric a même un petit lopin de terre où il cultive de la menthe dans sa maison en France.

Madame Puglisi avoue aimer la musique marocaine, surtout dans sa version populaire.

Il est naturel qu’elle ait contracté des relations amicales avec nombre de personnalités et de familles jdidies qu’ils soient musulmans, juifs ou chrétiens. Elle était amie avec Madame Dufour la  propriétaire du cinéma Paris qu’on appelait cinéma Dufour, et avec sa sœur et ses enfants. Elle était aussi amie avec Madame Clinic la pianiste de l’hôtel Marhaba.

Elle connaissait aussi madame Seillier qui est chrétienne et qui travaille au cabinet d’assurance de Mr Bensahel près de l’hôtel Royal, et avec la famille de Mr Félix qui avait une boutique de pièces détachées pour voitures sis à Lharya sur la route de Marrakech. Elle connaissait de même le docteur Voguanim qui était de confession juive. À propos de juifs, elle raconte que la plupart des joailliers étaient juifs et ils ont tous immigré en Israël en 1967.

Côté musulman, elle a de forts liens avec le docteur Abdelkrim Khatib. De même  qu’avec la famille du docteur Jawad Hassar qu’elle qualifie de sportif endurci et pour qui elle rend visite fréquemment, surtout pour voir sa femme.

À la fin de cette rencontre intime, « historique » en quelque sorte, où j’ai pu « visiter » la belle époque, j’ai demandé à madame Puglisi si elle était possible de comparer le temps présent avec le passé glorieux dans la ville d’El Jadida ou Mazagan comme il l’appelle. Il a teinté sa réponse d’un air de neutralité : « la comparaison  n’a pas lieu d’être. Chaque époque à ses particularités, sa propre architecture et ses personnalités. Les mentalités ont changé du fait du changement des conditions sociales politiques et économiques.. c’est tout à fait naturel ». Après avoir dit cela, elle a bu avec une délectation évidente une gorgée de son verre de thé à la menthe comme si elle le goûtait pour la première fois. Puis elle a  poussé un léger soupir accompagné d’un sourire avec lequel elle a vite balayé un air de regret sur ce beau temps révolu à jamais.. ouvrant ainsi la voix à un appétit pour la vie en buvant son verre jusqu’à l’ivresse…

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Référence : Livre «El Jadida entre hier et aujourd’hui » 

Ecrit et réalisé par : Khalid EL KHODARI

Pages : 87/97      –     Tel : 0661532985 

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