El Jadida : quel avenir culturel ?

Par Aït Hammou Hassan —
Jusqu’à un passé récent, il y avait à El Jadida quatre salles de cinémas. Deux d’entre elles étaient des salles prestigieuses, le Ciné-Paris, ou «cinéma Dufour» pour les habitués, situé ex-place Brudo, et cinéma Marhaba, avec son architecture originale, qui se trouvait près de l’actuelle Municipalité et de la plage. Elles étaient prestigieuses par leur design, et par la qualité des films qu’elles présentaient. Les deux autres salles étaient des cinémas populaires : cinéma Rif (ex Métropole), et cinéma Al-Malaki. Ce qu’il faut souligner ici, c’est que chacun de ces cinémas avait sa vocation cinématographique propre. Ainsi, le cinéma Al-Malaki présentait des films de Karaté et notamment ceux mettant en scène la légende chinoise du Kung-Fu, Bruce Lee, en plus des films indiens, très prisés par les jeunes d’alors. Quant au cinéma Rif, qui se trouvait au centre-ville, non loin de Souk Lekdim (ancien marché), on pouvait y voir les films d’action américains, mais parfois aussi ceux des arts martiaux ou même égyptiens.
Ces salles non seulement elles étaient, pour nous, adolescents, des lieux de spectacle et de divertissement, mais elles se présentaient également comme des lieux de culture, de véritables temples où on s’enfermait, avec beaucoup de plaisir le temps d’un ou deux films, pour découvrir les cultures du monde, et se forger une culture générale indispensable à notre personnalité, mais aussi pour nos études. Le cinéma, m’a permis, comme à tous les jeunes de ma génération, de découvrir les autres cultures : américaine, italienne, indoue, chinoise et autres. Il nous a permis de découvrir la mythologie gréco-romaine, l’histoire des religions, matières quasiment absentes dans nos programmes scolaires. Aussi les films mettant en scène les grands mythes et légendes du Monde, tels que Ulysse et Hercule nous ouvraient les portes de l’Antiquité grecque. Avec Les Dix Commandements, le chef-d’œuvre de Cecil B. de Mille, sorti en 1956, on était initiés à cette partie de l’Histoire de la civilisation humaine. On pouvait alors découvrir, émerveillés, les effets spéciaux à couper le souffle, qui donnaient au film, avec le brillantissime Charlton Heston dans le rôle de Moïse, sa notoriété et son succès planétaires. Sur un autre registre, Platoon, un autre chef-d’œuvre d’Hollywood sorti en 1986, nous introduisait dans le monde impitoyable de la guerre du Vietnam. A travers le grand écran qui nous a fait tant rêver, on vivait avec passion les aventures des personnages comiques incarnés par B. Spencer et Terence Hill, sans oublier le phénomène Charlie Chaplin. On s’immergeait, dans le monde compliqué de la Mafia du Parrain, même si on n’y comprenait pas grand-chose, fascinés par le brillant Marlon Brando qui incarnait le personnage d’Al-Capone. Et nous parlions, plusieurs jours après la projection, des acteurs qui nous avaient le plus marqués et qui étaient devenus nos idoles, tels Al-Pacino, Robert de Niro, ou Silvester Stallone. On s’identifiait au légendaire personnage de Bruce Lee, le défenseur des opprimés. Quant aux films western américains, ils nous laissaient plonger dans le monde fabuleux de l’Amérique d’autrefois. Nul professeur d’Histoire, fût-il le meilleur, n’aurait pu nous montrer mieux que Sergio Léone, le réalisateur italien du film Pour une poignée de dollars, le pouvoir de l’argent dans une Amérique où la pauvreté et l’esclavage sévissaient.
Aujourd’hui, il ne reste plus rien de ces extraordinaires salles de cinéma. Elles furent quasiment toutes démolies laissant place à des centres commerciaux (cinéma Al-Malaki faisant exception a été fermé et abandonné jusqu’à ce jour).
Voilà donc le malheureux sort réservé aux quatre cinémas d’El Jadida, et, du coup, à la culture cinématographique dans une ville qui fut jadis un carrefour de cultures universelles. Mais outre les cinémas rayés à jamais de la carte de la ville, d’autres lieux de spectacle, autrefois considérés comme les fleurons de la cité, tels que le Théâtre municipal, (rebaptisé aujourd’hui Théâtre Afifi), qui n’est plus que le spectre de lui-même, ne remplissent plus la fonction culturelle à laquelle ils sont dédiés.
Doit-on se résigner à la soi-disant explication néo-capitaliste qui veut que l’inéluctable fin des salles de cinéma serait due à l’industrie du DVD et à l’Internet ? Les propriétaires de ces cinémas, ayant du mal à remplir leurs salles, parfois leur seule ressource, avaient fini par céder à l’offre alléchante des entrepreneurs de l’immobilier. Mais, n’eut-il pas été possible de garder ces mêmes salles en les intégrant à l’ensemble architectural des édifices aujourd’hui érigés sur leurs décombres ? Ne fut-il pas possible, le cas échéant, de prévoir sur les croquis de ces nouveaux complexes commerciaux et résidentiels de nouvelles salles de cinémas pour sauver le cinéma ?
La ville d’El Jadida, certes, connaît aujourd’hui un développement socio-économique sans précédent, accompagné d’une expansion urbaine considérable liée naturellement à une croissance démographique très importante. Ce développement a été boosté notamment par l’activité de l’OCP et l’essor de Jorf Lasfar, l’un des trois grands ports du Royaume. Plusieurs centres commerciaux ont vu le jour ces dernières années dans la ville pour répondre aux besoins d’une population de plus en plus variée, mais constituée essentiellement d’une nouvelle classe moyenne consommatrice. Des enseignes mondiales, restaurants, hôtels et grands magasins viennent chaque année ouvrir dans la capitale des Doukkala. Des places et divers espaces verts et l’esplanade côtoyant le port ont été aménagés dans la ville pour le bien de l’environnement et le bien-être du citoyen. La route côtière, ou de la corniche, menant à Sidi Bouzid, la célèbre station balnéaire, a été réaménagée pour une meilleure fluidité de la circulation. Autant de projets à caractère socio-économique susceptibles de donner à la ville encore plus d’attractivité notamment sur le plan touristique, son atout majeur.
Mais la chose culturelle semble avoir été reléguée au second plan. Il appartient donc aux élus de notre cité, de s’y atteler : la ville devrait être dotée d’un complexe culturel pour répondre aux aspirations de ses habitants. Des bibliothèques de quartiers ainsi que de petites salles polyvalentes de cinéma et de théâtre pourraient être intégrées aux plans d’urbanisme en partenariat et en concertation avec les promoteurs immobiliers présents. Car en effet, la culture, talon d’Achille du développement, est susceptible de donner à notre ville encore plus d’attractivité, une autre vocation en plus de celle du tourisme, culturelle celle-là.