Rkia Serraj, icône jdidie trop tôt disparue

Par Mustapha Jmahri —
Rkia Serraj, issue d’une ancienne famille jdidie, dont le grand-père est d’origine tétouanaise, était une jeune fille dont pouvait s’enorgueillir la ville d’El Jadida. Disparue prématurément en 1969, elle a laissé de grands regrets chez la génération de Jdidis qui l’ont connue. L’article ci-après, écrit en son souvenir, a été élaboré sur la base de quelques témoignages reçus de sa sœur Naïma Serraj et d’autres de ses connaissances.
Rkia Serraj est née le 9 février 1945 à El Jadida. Elle a suivi sa scolarité, dans sa ville natale, à l’école française où elle était une élève studieuse et se classait parmi les premiers de la classe. D’ailleurs elle fut sélectionnée pour passer un concours en CM1 à Casablanca et, ayant réussi, elle a obtenu une bourse d’études qu’elle percevait chaque trimestre au collège où elle était inscrite. Dans le cycle classique, elle étudiait en plus de la littérature française, le latin, le grec et l’arabe. Elle finira par passer son baccalauréat à Rabat. Malgré son amour pour les sciences humaines, elle s’inscrira, sans grande conviction, à l’annexe de la faculté de droit à Casablanca. Par la suite, elle intégra l’enseignement public marocain en devenant professeure de français au collège Mohammed Rafy tout comme sa meilleure amie Eve Golfand.
Mais, à 24 ans, la vie de Rkia s’est arrêtée subitement. Sa sœur Naïma Serraj, résidente à Marrakech, témoigne : « Le jour fatidique, un 23 juin 1969, il faisait très chaud. Ma sœur a accompagné son amie Eve Golfand et son compagnon Claude, également professeur à Chemaïa, à une promenade en voiture dans les environs. C’était Claude qui conduisait la voiture. Ils devaient pique-niquer du côté du cap Blanc. Mais, sur la route, passant près de la plage de sidi Bouzid, ils se sont arrêtés pour prendre un bain. La plage naturelle de sidi Bouzid, à l’époque, commençait à peine d’être connue chez les estivants et n’était pas gardée. Eve s’est assise sur le sable alors que Claude est allé se baigner. Il fut rejoint par Rkia qui était restée près du rivage car elle ne savait pas très bien nager. Mais, à un certain moment, un jeune garçon commença à crier ayant constaté que le courant éloignait Rkia du rivage avant de l’emporter. A l’époque, il n’y avait pas encore de maître-nageur sur cette plage. L’océan a rendu son corps, cinq jours plus tard ».
Un témoin oculaire raconte les circonstances de sa noyade : « Des gens ont remarqué que Rkia avait du mal à nager. Le courant était fort et l’emmenait vers le large alors qu’elle se battait pour revenir. Un jeune homme a essayé de la sauver mais la mer était plus forte que lui. Alertée, Eve restée sur la plage, criait de toutes ses forces : Flouka ! Flouka. Un autre nageur est enfin intervenu pour aider Rkia. Au bout de plus d’une demi-heure de lutte contre les flots, Rkia avait disparu. Le courant se renforçait et personne n’a rien pu faire pour elle ». Ce témoin raconte qu’effectivement un jeune garçon avait essayé de sauver Rkia avec l’aide d’un Européen, Claude, mais sans succès, le courant était trop fort. D’ailleurs, ajoute-il, malgré la présence de beaucoup de baigneurs sur la plage, personne, ce jour-là, n’a eu le courage d’affronter les vagues déchaînées.
Une de ses amies rapporte une autre anecdote à son sujet : « Quelques jours avant sa mort, Rkia sentit une certaine angoisse qu’elle ne pouvait s’expliquer. Elle pressentait qu’elle allait mourir et m’en avait parlé. Je me suis un peu moquée d’elle. Pour la rassurer, nous étions même allées voir le «muet» dit Zizoune qui habitait en bas d’el-Kelaâ pour nous prédire l’avenir. A moi, il m’avait fait comprendre par gestes que je quitterai le Maroc précipitamment, que je changerai d’activité et que je ferai ma vie à l’étranger. A Rkia, il n’avait pas voulu lui répondre. C’était bizarre…. Nous sommes sorties de là en disant qu’il était dingue mais nous étions toujours intriguées par le fait qu’il n’avait rien voulu dire à mon amie. Bien sûr, nous étions des filles modernes, nous ne croyions pas à ces choses-là mais c’était seulement pour chercher un simple réconfort ».
M’barek Bidaki, aujourd’hui retraité, qui fut son élève au collège Mohammed Rafy en 1969, se rappelle de ceci : « Rkia Serraj habitait au quartier el-Kelaâ, en haut de la rue Ouadoudi Habboul. Comme elle était la seule fille marocaine qui enseignait dans notre collège entre les autres professeurs de sexe féminin, elle était donc notre fierté. On avait à peine terminé nos examens que la nouvelle de sa mort est tombée. Tous ses élèves ont été consternés pendant plusieurs jours. Parmi nos autres professeurs qui furent ses collègues, il y avait Madame Kettani, française, feu Mohammed Naim, Lahlali, Chergui, le surveillant général feu Abdellah Bencherki et le directeur était Si El-Bathaoui ».
Beaucoup de Jdidis se rappellent toujours de Rkia Serraj, jeune fille moderne, intelligente et élégante qui savait rester toute simple. De grande taille, elle tenait cette particularité physique de son père Si Mokhtar Serraj. Amoureuse des arts et des lettres, elle aimait le cinéma et la lecture notamment Jean-Paul Sartre, Albert Camus et André Malraux. De ce dernier, elle lisait et relisait « L’espoir ». A El Jadida, elle avait des amies inséparables dont certaines vivent encore en France : Eve Golfand, sa cousine de la famille Haj Tahar, Françoise Correia, Christiane Ratel et Ruth Assedo. Ces deux dernières amies étaient revenues de France, suite au drame, pour présenter leurs condoléances à la famille. La défunte a laissé un grand vide auprès de sa petite et grande famille et de toutes ses amies et connaissances. Sa disparition prématurée ne lui a pas permis de faire de grandes choses pour son pays qu’elle aimait tant. Un espoir prometteur d’une génération nouvelle, érudite et volontaire disparaissait avec elle.
Bien que francophone avec une culture hellénique et française, elle était, selon une ancienne Jdidie, profondément musulmane et fière de sa famille et de son père pour qui elle avait beaucoup d’admiration. Comme toutes les jeunes filles marocaines de cette époque, son vœu le plus cher était de rencontrer un jeune homme musulman comme elle avec qui elle aurait souhaité fonder une famille dans la pure tradition marocaine. Elle restera pour toujours dans le cœur de ceux et celles qui l’ont connue et aimée. Ceux et celles à qui, durant sa courte existence, elle a offert sa gentillesse, son amitié, son intelligence et aussi ses rires que personne n’oubliera.
jmahrim@yahoo.fr
Très émouvant témoignage ; ma sœur, née en aout 46, allait aussi à l’école française, elles ont peut-être joué ensemble durant les récréations. Et je connais bien le danger des grosses vagues sur ces plages « idéales ». Vraiment triste et dramatique de perdre une si jolie jeune fille pleine d’avenir.