Au Maroc, il est permis de mourir idiot!
La lecture se meurt. Elle est morte ou presque, elle agonise et s’exile. Les livres s’ennuient, plus personne ne les ouvre, plus personne ne les dévore. Ils sont las d’être traités comme des insignifiances. Ils ont perdu leur statut, leur rôle, leur existence. Ils sont devenus transparents. Qu’importe qu’ils soient là ou pas. Cela n’est pas nouveau, hélas. Un enfant qui ne voit jamais ses parents en train de lire a peu de chance d’attraper ce que Hegel appelait « le vice impuni ». Observez les intérieurs marocains, surtout quand ils sont ceux de gens aisés. La construction de la piscine passe avant celle de la bibliothèque. Pire que tout, rien n’est prévu pour ranger des livres. Mais encore faut-il que des livres soient achetés et surtout lus pour prévoir des étagères où les mettre.
Au Maroc j’ai souvent entendu des gens me faire remarquer que les livres coûtent chers. C’est vrai pour les ouvrages scientifiques et universitaires, car ils sont souvent importés. Mais pour la littérature, le livre de poche est là. Il est à la portée de toutes les bourses. Ce n’est pas une question d’argent. Des bibliothèques de prêt existent mais elles sont peu fréquentées. Un livre de poche coûte deux paquets de Marlboro, ou une boisson au restaurant. Ce qui coûte cher ce n’est pas l’objet livre, mais le désir de lire, la passion de lire. Quand ce désir disparaît, il est difficile de le rattraper.
D’où nous vient cette déshérence, cet abandon? C’est aussi scandaleux que l’analphabétisme. Nous sommes le pays arabes où on lit le moins. La lecture de quotidiens ou de sites ne remplacera jamais la plongée dans une œuvre littéraire classique ou contemporaine. Chaque fois que j’offre par exemple « Don Quichotte » à quelqu’un, je lui dis « je t’envie de découvrir ce livre extraordinaire ». En même temps on peut passer toute une vie sans jamais sentir le besoin d’ouvrir un livre et d’entamer un voyage dans l’imaginaire de l’écrivain. Pourtant, les anciens nous ont prévenus : « Une heure de lecture, nous dit Montesquieu, est le souverain remède contre les dégoûts de la vie », et Marcel Proust n’hésite pas à affirmer « que le goût de la lecture croît avec l’intelligence ». Non, on peut être intelligent et avoir peu lu. Mais peut-être que cette capacité de comprendre vite se serait améliorée si on avait lu beaucoup.
C’est entendu : question d’éducation. Cela se passe aussi bien à l’école que dans la famille. Prendre l’habitude de lire avant de s’endormir est un début, ensuite ça devient un plaisir et qu’importe le lieu et l’heure. Ce plaisir devient amitié, voyage, découverte, enchantement. L’Islande est le pays où l’on lit le plus au monde, suivi par les pays nordiques, la France et le Japon. Notre cher pays est hélas à la traîne !
Aujourd’hui la concurrence est rude : le livre a été « écrasé » par les nouvelles technologies. L’addiction à Facebook, aux jeux, au Smartphone et autres gadgets empêche l’enfant de jeter un regard sur un livre, devenu ringard et peut-être un objet non identifié. Ce phénomène est planétaire. Le Maroc n’y échappe pas. Alors que faire ?
Même la lecture des textes inscrits au programme devient une corvée pour l’adolescent. Un jour un jeune me dit « Madame Bovary, mais c’est lent, c’est chiant, tout ça pour une histoire de cocufiage… ». Voilà ce qui s’est perdu. La littérature, la pratique de l’écriture et la mise en mots de l’imagination, tout cela paraît sans intérêt car le temps a changé son rythme et que l’époque est à la rapacité, à la violence et au triomphe de l’argent virtuel ou concret. Le temps est à la facilité, à la vitesse stupide et sans but.
Un livre c’est comme un arbre. Quand j’étais à l’école primaire, une fois par an on nous emmenait planter un arbre. L’instituteur nous disait : cet arbre c’est comme un livre. Plus tard vous bénéficierez de ses fruits. Ce que Jules Renard résume ainsi : « Chacune de nos lectures laisse une graine qui germe ». Après une « marche verte » contre la corruption, puis une autre contre les crimes de la route, pensons à une simple manifestation qui rappellerait l’importance de la lecture. Une société où l’on ne lit plus ou presque plus est une société vouée à la régression et à la sclérose.